Dire que Susan Manitowabi accomplit de nombreuses choses est un euphémisme. En effet, depuis son arrivée à l’Université Laurentienne, à l’été 2003, elle agit en leader à l’instar des acteurs de longue date du milieu de l’éducation autochtone : directrice du programme de Services sociaux pour les autochtones (anciennement), co-créatrice du programme de maîtrise en relations autochtones (MRA), cofondatrice de l’Institut de recherche autochtone Maamwizing, instauratrice des lieux autochtones de rassemblement et de cérémonie sur le campus et catalyseur de l’éducation par l’expérience (notamment les cours d’immersion anishnaabemowin axés sur la terre qui débuteront cet automne), tout en affrontant les vagues de changements qui s’opèrent au sein de l’Université. Mais, comme elle le dit elle-même, elle n’agit pas seule.
Son humilité n’exprime aucunement la profondeur de son influence. En effet, elle a joué un rôle déterminant dans la mise en place de nombreux programmes, relations et initiatives communautaires touchant l’éducation autochtone à l’Université Laurentienne. À ses dires, son rôle est le fruit d’un heureux hasard qui a concouru à faire des programmes d’éducation autochtone de la Laurentienne ce qu’ils sont aujourd’hui, c’est-à-dire des programmes ancrés dans la communauté et l’autodétermination autochtone. À l’entendre décrire son cheminement, de directrice intérimaire du programme de services sociaux pour les autochtones à directrice fondatrice de l’École des relations autochtones, on comprend bien qu’elle est un trait d’union entre les personnes, les lieux et les moments, son parcours, comme elle le décrit, ayant été empreint d’un esprit d’ouverture et de réceptivité qui a fait que les choses se sont mises à évoluer comme elles le devaient. Souvent, il arrive de bonnes choses parce qu’on est au bon endroit, au bon moment, muni des connaissances nécessaires pour proposer une idée, la faire valoir.
« Vous l’avez lancé au grand jour et demandé; maintenant, vous devez l’accepter. »
En 2003, Mme Manitowabi venait de terminer sa maîtrise en travail social à l’Université de Toronto et allait reprendre son poste au Northeast Mental Health Centre lorsqu’elle a appris qu’elle y était le seul membre restant de l’équipe des services aux autochtones (le Centre en comptait cinq auparavant), et qu’elle était nommée personne-ressource. Peu certaine de ce qu’elle pensait de cela, elle a alors lancé un appel au Créateur, lui demandant : « Créateur, si je reçois dans les prochaines minutes un appel [genre offre d’emploi], je l’accepterai. » À peine avait-elle exprimé cette pensée qu’elle a reçu un appel de son partenaire lui disant qu’une personne de la Laurentienne cherchait à la joindre. Il s’agissait en l’occurrence de Sheila Cote-Meek (Ph.D.) qui l’appelait pour travailler dans le cadre du programme alors intitulé Services sociaux pour les autochtones. Au début, elle n’était pas sûre si elle devait accepter le poste, mais elle y a réfléchi quelques semaines et a fini par conclure : « Vous l’avez lancé au grand jour et demandé; maintenant, vous devez l’accepter. »
Au cours de cette première affectation, un contrat de neuf mois, elle est devenue directrice du volet autochtone de l’École de service social, et a joué un rôle déterminant dans la création d’un programme distinct, Services sociaux pour les autochtones. Fruit d’une consultation avec 32 collectivités des Premières Nations de la région, où il était souvent question de développer un programme répondant à leurs besoins, ce programme unique, sous sa direction, est devenu l’École des services sociaux pour les autochtones et a reçu l’agrément de l’Association canadienne des travailleurs sociaux.
Par la suite, travaillant de concert avec plusieurs collègues, elle a instauré le programme de maîtrise en relations autochtones devant le constat que de nombreux diplômés en service social se dirigeaient vers la gestion et l’administration plutôt que vers des postes dans le domaine. Il ne s’agit là que d’un exemple du travail stratégique consistant à répondre à un besoin : un programme dont le caractère unique a permis à la Laurentienne de se différencier des autres universités offrant une maîtrise en service social et qui a ouvert aux étudiants une voie vers les professions qu’ils recherchent dans leur communauté. Au fil du temps, l’École des services sociaux pour les autochtones a changé de nom et est devenue l’École des relations autochtones offrant en plus le programme de maîtrise en relations autochtones.
Même quand elle nous présente une chronologie approximative de son travail et de son mandat à la Laurentienne, on a toujours le sentiment que, pour chaque étape importante, il y en a tant d’autres qu’elle pourrait bien évoquer. Bien qu’elle ne se considère jamais comme une leader, elle admet sa place dans l’écosystème des universitaires autochtones, aveu qui traduit un sentiment de maturité dans sa façon de parler de tout ce qu’elle a fait.
« On ne fait que se reprendre et continuer. »
Évoquant ces dernières années à la Laurentienne, alors que la communauté s’efforce de composer avec le processus institué en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) et le passage au télé-enseignement à cause de la COVID-19, Mme Manitowabi nous confie que les difficultés persistent, mais que « les peuples autochtones sont résilients et ont une longue histoire marquée par la volonté de construire et de reconstruire; nous avons toujours fait preuve d’ardeur au travail et de détermination dans nos efforts ». À la suite des changements importants apportés aux programmes d’études, il y a un risque de voir se perdre l’énergie et la passion que les membres du corps professoral, du personnel et de la population étudiante ont investies dans les programmes d’éducation autochtone de la Laurentienne.
Il importe toutefois de souligner le travail que fait la communauté autochtone dans son ensemble à la Laurentienne pour tracer la voie à suivre et assurer le maintien de l’enseignement autochtone au service des étudiants intéressés. « Nous traversons une période très stressante, mais pleine d’espoir, explique-t-elle; nous avons pu faire le point sur ce que nous avons et réfléchir à ce que nous voulons créer... cette période nous offre la possibilité d’opérer des changements et de nous demander si nous gardons les choses que nous ne faisons pas bien ou si nous devons nous attacher à celles que nous devons continuer. »
Dernièrement, réfléchissant à la manière dont nous faisons du bon travail ensemble, et estimant que se réunir autour du feu sacré constitue un élément important, elle a élargi les cercles aux allochtones de la communauté universitaire, car elle pouvait voir qu’ils avaient du mal à gérer le changement et à y faire face. « Assis autour du feu sacré, les participants se sentent à l’aise de parler de leurs difficultés, et ils peuvent réfléchir... on est tellement occupé qu’on ne prend pas le temps de s’occuper de soi; au feu, on demande aux gens de s’assoir, de réfléchir et d’exercer sa patience. » Récemment, Mme Manitowabi a mené en présence des membres de l’équipe un exercice centré sur les quatre éléments, les incitant à reconnaître à la fois leurs forces et leurs faiblesses. « Je leur ai fait découvrir des façons de penser le monde qui changent leur vision de celui-ci... [nous devons] penser au changement et à la façon de faire son deuil et de dire au revoir... ce sont là des acquis et tout cela fait partie intégrante de leur vie maintenant. »
« Je pense que je suis une facilitatrice des choses qui se réalisent. »
Il est certain que son incidence sur l’éducation autochtone est remarquable, de même que sur la communauté élargie des personnes et des lieux touchant l’apprentissage autochtone dans la région du Grand Sudbury. Mais qu’en est-il des incidences que ce travail a eues sur elle? Mme Manitowabi ne conçoit toutefois pas vraiment son travail en ces termes. « Je pense à ma vie, et les gens me disent toujours que je les touche de près. Mais, en réfléchissant à mon interaction avec eux, à la manière dont je m’y suis prise, je ne pense pas qu’il y ait quelque chose de précis que je puisse pointer du doigt... je suis plutôt une facilitatrice des choses qui se réalisent... Je leur laisse toujours un peu de moi. » Parlant ainsi, elle renoue avec les thèmes de la responsabilité partagée, de l’écoute et de l’apprentissage, de la mobilisation des relations sociales et de la recherche des ressources nécessaires à la mise en œuvre des bonnes idées.
« Quelqu’un d’autre peut bien reprendre le flambeau. »
Bien que son travail à la Laurentienne ne soit pas encore terminé, Mme Manitowabi est prête à laisser la place à d’autres intervenants désireux de poursuivre le développement du programme d’enseignement autochtone. « Nous sommes tous ici pour un temps, nous faisons partager nos connaissances et, à un moment donné, nous passons à la prochaine étape de la vie... Je peux apporter un soutien et des conseils utiles, mais il faut que quelqu’un d’autre vienne reprendre le flambeau. »
Pensant à ses étudiants, à ses pairs et à ses collègues, elle leur offre ce conseil : réfléchissez ensemble, de manière stratégique et critique, et envisagez ce qui doit se faire et comment aller de l’avant. « Si je peux léguer ce conseil à certains, j’aurai le sentiment d’avoir fait un bon travail. » En effet, elle peut commencer à lâcher prise, sachant que les choses sont bien mises en place pour les prochaines générations. « [Il se produit de bonnes choses] lorsque nous ne sommes pas trop bien structurés et que nous bénéficions d’un milieu, truffé d’espaces bénéfiques, créatifs et sûrs, où nous sommes ouverts, honnêtes et respectueux les uns envers les autres. »
Être ouvert, honnête et respectueux : voilà en quoi consiste le cœur de son héritage à la Laurentienne. Mme Manitowabi a fait un travail immense, incroyable, mais le plus important se trouve dans sa bonté, son ouverture d’esprit et ses comportements bienveillants, autant de qualités enracinées qu’elle a su incarner aux yeux des autres, qualités qui perdurent au fil des changements.